La Mue (Récit fantastique) Noel Blandin, Paris, FMA, Beyrouth, 1992.
Georges Corm, spécialiste du Moyen-Orient, a écrit ici une lumineuse parabole sur la tragédie de son pays d'origine et le destin d'exil de ses intellectuels. Il parvient dans ce récit à restituer et à resituer le drame du Liban dans sa veritable perspective universelle et quasiment intemporelle. Désormais, en nous réveillant le matin ou en allant chez le tailleur de notre quartier, nous ne pouvons plus l'ignorer: nous sommes tous des libanais - pardon, des Cynéfiotes - potentiels, et la Patrie des Cèdres est la nôtre.
Georges Corm, connu en tant que géopoliticien et grand spécialiste du Moyen-Orient, a finalement choisi la fiction pour exprimer d'une manière plus intime sa position vis-à-vis de sa patrie et vis-à-vis de son pays d'accueil.
La Mue, paru en 1992, se veut être un "récit fantastique" comme le dit le sous-titre. Mais il devient vite évident que derrière les noms imaginaires des pays, des villes et - surtout - des religions, se cachent des réalités bien précises. Par prudence, par discrétion (ou par cynisme ?), Georges Corm nomme ainsi les trois grandes religions monothéistes les "Xymèn", les "Ymen" et les "Zymen", le Liban devient la "Cynéfie" et la France la "Silangie". Malgré cette distance artificielle toute kafkaïenne, La Mue est un roman très personnel car Georges Corm parle des problèmes d'exil et du malheur de son personnage principal, Mikhaïl Hokaïemme, qui vit à Paris, tout comme l'auteur lui-même. La Mue semble ainsi comme le complément de tant d'autres romans qui nous parlent de la guerre du Liban mais il nous montre une autre manière de gérer cette guerre: partir. Si les personnes restés au pays souffrent de leur environnement enflammé, les exilés ne sont pas, pour autant, heureux. L'auteur de La Mue décrit ainsi son héros, un être réfléchissant sans cesse sur sa situation, s'interrogeant sur lui-même, essayant de comprendre, d'analyser son propre fonctionnement.
Le roman est en grande partie un monologue intérieur. Il semble évident que l'auteur décrit par là non seulement ce qu'il a observé auprès de ses compatriotes, mais surtout ce qu'il éprouve lui-même à propos de son pays d'origine. Mikhaïl Hokaïemme, son héros, n'arrive pas à oublier son pays et surtout, le fait d'être parti le plonge dans une grave crise d'identité. Celle-ci est symbolisée par le fait qu'il porte toujours, après des années d'exil, ses vieux costumes libanais, et la "mue" qu'il essaie de vivre en voulant acheter de nouveaux costumes, ne lui réussit pas. Son identité libanaise lui colle littéralement sur la peau, et pis, l'entoure d'un bloc de glace: "Mikhaïl savait que s'il renonçait à changer ses costumes, la chape de béton glacé qui figeait son corps et tenait toujours sa tête pleine de tristesse et d'angoisse allait se resserrer encore. Mais cette opération était pour lui aussi douloureuse qu'une intervention chirurgicale." Tout au long du roman, le personnage se souvient du passé, de la guerre aussi bien que des temps de paix, de ses amours de jeunesse et de l'histoire de ses ancêtres, impliqués directement dans le développement politique du Liban. Mikhaïl Hokaïemme est malade de la guerre. Il est enfermé dans son malheur comme dans une carcasse figée.
Mais il y a aussi un autre aspect dans ce roman douloureux, aspect qui n'a rien à voir avec la situation particulière du Liban en guerre, mais qui, pour autant, devrait nous intéresser beaucoup dans ce contexte: la situation de l'étranger non-européen en France. Les pages qui décrivent les véritables combats psychologiques que subissent les ressortissants étrangers à la Préfecture pour demander une carte de séjour ou un visa de retour en France sont, dans leur réalisme, révoltantes. Georges Corm cible ici, derrière ses noms fictifs, les autorités administratives françaises et la manière ignoble dont elles traitent les étrangers.